Lotfi M’raihi : « Il ne faut pas trop charger la justice »

Pneumologue de profession, Lotfi M’raihi est issu d’une famille modeste. Né en 1959, il est l’auteur d’une soixantaine d’articles scientifiques ainsi que de 14 ouvrages consacrés à l’Histoire contemporaine de la Tunisie, au soufisme, à la musique, à la politique et il a même écrit un roman. Homme de culture, il ne s’engage en politique qu’au lendemain de la révolution de 2011. Il sera notamment connu pour avoir révélé l’existence de plusieurs dossiers douteux liés au secteur de la santé. Aujourd’hui, M’raihi est candidat et promet une présidence du changement.

Qui êtes-vous et où vous situez-vous politiquement?

Je n’ai jamais eu d’activités politiques avant 2011, mon activité était essentiellement culturelle en tant qu’écrivain, animateur et producteur radiophonique. C’est en 2011 que j’ai fondé l’Union Populaire Républicaine. Mon positionnement politique est atypique. J’ai un intérêt pour des politiques sociales protectrices, mais je prône la sauvegarde des valeurs de la société, une société qui repense sa modernité. La modernité exécutée aujourd’hui n’a pas été pensée. Je crois qu’il y a un débat de société qui doit se faire et auquel participent nos élites, nos penseurs et toutes les forces vives. Voulons-nous une modernité occidentale ou une modernité qui s’approche de la tunisianité? En l’absence de ce débat, il y a une interprétation très subjective de la modernité, créant ainsi des clivages au sein de la société.

Un président de la République doit être fédérateur surtout compte tenu de la spécificité de notre système politique actuel. Êtes-vous l’homme qui rassemble?

Je crois, puisque je suis un homme qui part sans a priori, je n’ai pas l’esprit d’exclusion. Personne ne peut avoir le monopole de la vérité. Nous devons nous réunir autour des choses qui rassemblent. Or, souvent, nous regardons vers les choses qui nous séparent. Nous sommes des patriotes, nous aimons ce pays, nous sommes fiers du legs culturel de ce pays, et même religieux. Nous sommes tous soucieux de lui faire jouer un rôle beaucoup plus important que le rôle qu’il joue aujourd’hui. Alors essayons de nous regrouper autour de cela, et pour le reste, gérons nos différences.

Votre mesure phare est celle de la TVA sociale. Pourriez-vous nous l’expliquer?

Pour moi la priorité des priorités est d’abord économique. Je crois qu’il est temps de couper court avec le marasme économique et de passer vers une période de prospérité. Nous en avons les moyens, mais nous devons changer de modèle. Nous avons ouvert nos marchés aux produits de consommation, ces produits ont imposé une concurrence à nos entreprises tunisiennes qui n’avaient pas les moyens d’y faire face. Je propose de protéger ces entreprises qui sont le vivier dans lequel sont destinés à travailler les jeunes. Pour donner de la compétitivité aux produits tunisiens, je ne peux pas leur donner de la compétitivité au niveau de la qualité, mais je peux faire en sorte qu’ils soient moins chers. La seule façon de faire est d’imposer une TVA sociale qui aura pour conséquence de rendre le produit tunisien moins cher que le produit étranger.

Comment ça marche?

Une TVA sociale est une TVA appliquée sur tous les produits, étrangers et locaux, mais qui s’accompagne pour les produits locaux, par une baisse des charges sociales. Le produit étranger se retrouve donc plus cher, et le produit local devient moins cher. Cette astuce permet de reporter la demande interne sur une offre interne. Nos entreprises vont donc pouvoir investir et embaucher pour faire face à l’augmentation de la demande. Et lorsqu’elles embauchent, ces entreprises vont créer un pouvoir d’achat supplémentaire en Tunisie, ce qui donnera bien entendu un coup de fouet à la consommation. Grâce à cette mesure, nous pourrons capter 30% du marché parallèle.

Mais il peut y avoir une mesure de rétorsion de la part de l’UE.

Nous ne toucherons pas aux intérêts européens, du moins dans un premier temps. Les produits destinés à être protégés ne proviennent pas de l’UE. La Turquie et la Chine sont les premiers à être visés. Pour l’UE, je crois qu’il faut changer le type d’importation. Par exemple aujourd’hui nous importons beaucoup de voitures, et il serait plus judicieux de se concentrer sur l’amélioration des transports en commun, dont le volume des échanges ne changera pas avec l’UE.

Pensez-vous qu’il est possible de sortir du marasme économique dans les cinq années à venir ?

Il faut que le changement se fasse sentir dès les premiers mois. Nous devons parvenir à rétablir la confiance entre les citoyens et le politique. Le pays a tous les atouts pour réussir, mais les citoyens n’ont pas confiance en ceux qui les gouvernent.

Si demain vous aviez en face un chef de gouvernement issu d’une majorité autre que celle que vous défendez, comment vous y prenderiez-vous ?

Le président de la République doit être la personne la plus animée de sagesse et apte à tendre la main à tout le monde. Les conflits ne nous aideront pas à avancer. J’espère que tout le monde sera conscient des attentes des Tunisiennes et des Tunisiens, qui ont perdu l’espoir. Les gens sont inquiets pour eux et pour leurs enfants. Ceux qui vont être élus doivent faire preuve de patriotisme et d’esprit de collaboration. On peut venir d’horizons politiques divers, cela n’a pas d’importance, l’important c’est de servir la Tunisie.

On parle beaucoup de corruption, les candidats s’accusent mutuellement, où se trouve selon vous la corruption et comment faire pour en sortir ?

L’existence d’une oligarchie permet aujourd’hui de protéger la grosse corruption qui est reproduite à des échelles plus basses. Je pense que la corruption est proportionnelle à l’absence de l’Etat. Plus l’Etat recule, plus la corruption avance.

L’Etat profond aujourd’hui, ce n’est pas l’administration, c’est cette oligarchie qui est politiquement protégée. Pour que l’Etat puisse avancer, il faut qu’on soit soucieux de la suprématie de la loi.

Cela nous amène à la question de l’indépendance de la justice qui est souvent remise en question.

Il ne faut pas trop charger la justice. Un juge est un technicien qui ne peut déroger aux textes en vigueur. Et derrière, il y a une autorité représentée par le parquet et qui est là pour surveiller. Ce sont les politiques qui font des lois d’exception. Quand vous votez la loi de réconciliation, le signal qui est donné c’est que plus vous êtes corrompu, plus vous êtes protégé et vice-versa. La loi devient alors tyrannique. Il faut réconcilier les citoyens avec l’Etat à travers des gestes forts. Je crois aussi que le parquet doit être protégé de l’influence politique. A ce niveau,  le Conseil Supérieur de la Magistrature doit pouvoir jouer pleinement son rôle.

Pensez-vous qu’il est possible d’éradiquer le terrorisme dans les cinq prochaines années ?

Le chef de l’Etat devrait mener la bataille contre le terrorisme sans aucune concession. Mais la bataille contre le terrorisme n’est pas uniquement sur le front sécuritaire, elle doit être menée sur le plan économique et social. Le terrorisme est multifactoriel. Il a besoin d’un terreau sur lequel il grandit. Et ce terreau c’est celui de la pauvreté et des rêves brisés. Il faut donc une autre politique économique pour redonner de l’envie aux gens.

Votre position à propos de la Libye est assez atypique puisque vous semblez ne pas vouloir toucher au dossier libyen. Pourquoi ?

Je suis un homme réaliste et je ne vends pas de chimères aux Tunisiens. Cela me frustre de jouer un rôle important dans un voisinage aussi proche. Mais c’est la réalité, il faut se reconstruire, il faut avoir un Etat puissant, cohérent et structuré pour pouvoir jouer un tel rôle. Aujourd’hui ce n’est pas le cas. La Tunisie est dans un chantier. Alors si nous sommes frustrés de ne pas pouvoir jouer un rôle de premier plan, faisons le nécessaire pour que notre pays se lève et marche de nouveau.

Mon constat pour la Libye est un constat de fait. Vous avez la France et l’Italie qui se chamaillent pour récupérer le pétrole libyen. Que voulez-vous qu’on fasse? Même les belligérants ne veulent pas de nous. Ils sont plus attachés aux puissances occidentales.

Ce que nous pouvons faire c’est de protéger nos frontières, maintenir le contact, et rester vigilants.

Êtes-vous favorable à un amendement de la Constitution pour changer de régime politique ?

Absolument pas. Je pense que tout régime politique comporte des avantages et des inconvénients et que les inconvénients apparaîtront d’autant moins si l’on respecte l’esprit du régime politique.

Il n’y a pas d’émiettement du pouvoir. Il y des attributions de pouvoir qui sont bien répertoriées dans la Constitution. Il y a un conducteur de la locomotive qui est le Chef du gouvernement et il y a un contrôleur de cette locomotive qui est le Président de la République.

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